C’est toujours les p’tits qui trinquent

Sciences et Avenir révèle un trafic entre les étudiants en chirurgie dentaire et les fossoyeurs. En début de troisième année, les professeurs demanderaient aux futurs arracheurs de dents de se procurer des ratiches. Objectif : les couper, les trouer, les fraiser, bref, se faire la main. Mais où les trouver ? « Au cimetière, répondrait la faculté. Cherchez les fossoyeurs, ils ont ce qu’il faut… » Cours de la dent : 500 F le pot de 200. D’où sortent-elles ? « Il s’agit bien évidemment de personnes inhumées au sein du cimetière », écrit le magazine. À quel moment l’extraction est-elle effectuée ? « La question se pose d’autant plus que selon certains étudiants […] des dents contiendraient encore de la pulpe « fraîche ». Par fraîche, il faut entendre hydratée. En effet, les dents se déshydratent […] en quelques jours. »

Le lecteur doit être averti que le récit qui suit est entièrement fictif et ne doit pas être regardé comme la relation exacte de faits mettant en cause des personnes existantes ou ayant existé.

Ben oui, M’sieur l’Juge, ça c’est vrai. C’est toujours les p’tits qui trinquent ! Ah, ça rate jamais, dès qu’il faut qu’il y en ait qui dégustent, allez, crac, ça tombe sur nous, la classe ouvrière. Parce que moi, M’sieur l’Juge, j’suis rien qu’un ouvrier et j’en suis fier. Dans ma famille, on a toujours gagné notre vie honnêtement, à la sueur de notre front, comme on dit. J’ai soixante-cinq ans, je vais toucher ma retraite à la fin du mois et c’est pas trop tôt. J’ai commencé à bosser à dix ans, dans les champs de patates, avec mon vieux, à Beaune-la-Rolande, alors vous pensez si j’en ai ma claque… J’ai été obligé de venir vivre dans un HLM, en banlieue parisienne, mais la fin de ma vie, je compte bien la passer à la campagne, dans le Loiret ! Chez moi !

Ouais, c’est toujours les p’tits qui trinquent, M’sieur l’Juge, jamais les autres, les ceusses qui vivent dans des villas, qu’ont des domestiques et des voitures à je sais pas, moi, 10 millions – d’anciens francs, hein, ’tention, j’suis de la vieille école, j’ai jamais rien pigé aux nouveaux francs ! – et paraît que pour l’euro, le mariage que la France elle prépare avec les Boches, ça sera encore plus compliqué. Ah oui, avec les Boches… ben, tiens, c’était bien la peine d’en arriver là, avec toutes les misères qu’ils nous ont faites, ces salopards de Fridolins… C’est que j’les ai vus, moi les Schleus, les doryphores, quand j’étais môme – heili ! heilo ! heila ! – et tout le tremblement quand ils défilaient dans les rues du village, avec leurs grosses bottes, leurs casques bien astiqués, et leurs flingots qui demandaient qu’à tirailler dans tous les sens !

C’est toujours les p’tits qui trinquent, M’sieur l’Juge, j’sors pas de là. Et je peux rien vous dire d’autre que ce qu’ils vous ont déjà dit, mes copains, Frédo, Mimile, et Gégé. Pensez donc, ça fait une paye qu’on bosse ensemble, on fait une sacrée équipe. Et c’est nous qu’on va déguster, à la place des autres, des richards. C’est ça l’injustice vis-à-vis de la classe ouvrière !

Moi, je suis arrivé chez les communaux en 62, autant dire que j’y ai fait toute ma carrière, c’est moi le plus ancien, « l’ancêtre« , comme il m’appelle, Frédo, pensez donc, lui il a à peine quarante piges ! Mimile, a été muté chez nous en 66, avant il était aux Parcs et Jardins, et Gégé, c’est vraiment un jeunot, il a été six mois au RMI avant de décrocher deux trois CDD d’horticulteur chez des particuliers, et c’est seulement en 90 qu’il a réussi le concours. Chez nous, il s’est tout de suite senti à son aise. La Fonction publique territoriale, c’est pas l’Pérou, mais on est peinards. Pour les horaires, on s’arrangeait entre nous, y a jamais eu de dispute ni d’engueulades. Entre hommes, ça se passe toujours bien c’est pas comme avec les gonzesses, toujours à se tirer dans les pattes, tenez, à la mairie, chez les filles qui servent à la cantine des écoles, ça arrête pas, les salades ! Tandis que Gégé, Mimile et Frédo, et moi, « le vétéran« , on s’est toujours bien entendus. Quand y en avait un qu’avait un problème, le p’tit neveu qu’il fallait garder à cause d’une grippe, ou la tante Lulu qu’avait une fuite dans sa baignoire et que ça urgeait pour la réparation – je vous cite juste ça comme qui dirait un exemple, M’sieur l’Juge, hein ? – eh ben, on n’en faisait pas un plat. Faut dire que chez nous, y a jamais d’urgence, enfin presque. Forcément. C’est pas le client qui va faire du foin ! Ah, ah ah ! Pardon, M’sieur l’Juge, je pensais pas à mal en disant ça…

Au fait ? Ah oui… faut que j’en vienne aux faits ? Bon, alors, faut vraiment que je vous raconte en détail ? Ben c’était toujours la nuit, forcément, que ça se passait. Comme qui dirait qu’on arrêtait pas de se taper des heures sup’. Comment M’sieur l’Juge ? C’est déplacé, c’que j’viens de dire ? Mais ça veut dire quoi, déplacé ? Hein ? Pas correct ? Bon, si vous voulez ! N’empêche que vu qu’c’était après les horaires de boulot, et sur le lieu du boulot, y a pas à tortiller, c’était comme un genre d’heures sup’, y a pas à sortir de là ! Moi, j’ai jamais étudié tout ça, mais parmi les copains, celui qui s’y connaît le mieux, c’est Frédo, il a sa carte à Force ouvrière, il a fait des stages d’études pour le droit des travailleurs et les prud’hommes, alors forcément, il en connaît tout un rayon. C’est pas parce qu’on est ouvrier qu’on est un imbécile, hein ? Moi, la politique ou le syndicat, ça m’a jamais intéressé, mais ces dernières années, avec tout ce qui se passe en France, je serais plutôt d’avis de donner un grand coup de balai, allez hop, qu’on fasse le ménage une bonne fois pour toutes, et vlan, qu’on reste rien qu’entre Français, on verrait bien, si ça irait pas un peu mieux, avec le chômage et le trou de la Sécu ! Enfin, c’est rien qu’un avis, et je l’sais bien que dès qu’on commence à discuter politique, ça tourne vite fait au vinaigre. Avec les copains, on évitait. Gégé, il est plutôt à gauche, si vous voulez savoir, alors que Mimile, aux dernières présidentielles, il a voté pour… hein ? Aux faits, vous m’avez dit, M’sieur l’Juge, ah oui, s’cusez moi, on cause, on cause, et fatalement, on se laisse distraire. Hein ? Comment ? La nuit ?

Eh oui, c’est c’que j’venais d’vous dire, avant que vous m’avez interrompu, c’est toujours la nuit, qu’ça se passait. Forcément. Là-dessus, Monsieur Louis, il avait toujours insisté, côté discrétion. Faut le comprendre, il tenait pas à ce que ça se sache. C’est que ça aurait fait mauvais genre, mais enfin, maintenant, ils en ont parlé dans les journaux, alors forcément, côté discrétion, c’est cuit. Et c’est nous, les lampistes, Gégé, Mimile, Frédo et ma pomme, qu’on va tout prendre, c’est réglé comme du papier à musique, vu qu’on n’est que des ouvriers. Et le Monsieur Louis, il a disparu. Moi, ça m’étonne pas, j’l’ai toujours su qu’c’était pas son vrai nom. On l’a rencontré pour la première fois, attendez, ça doit bien faire quatre ans, chez la Mère Bouche, c’est l’épicerie-buvette, au carrefour avec la nationale, près de l’entrée nord. L’entrée nord, c’est la grande, celle où passent les convois, et nous, nos vestiaires et la remise où qu’on pose nos outils, c’est à l’entrée sud. La Mère Bouche, on va y boire un coup, après le boulot. « Tiens – qu’elle dit toujours quand elle nous voit entrer – v’là l’bataillon des pissenlits par la racine ! » Monsieur Louis, il nous a expliqué toute l’affaire, comme quoi c’était une vraie pitié, pour la science, qu’il arrivait pas à se fournir, et tout. Au début, on la regardé d’un drôle d’air. Moi, j’vous l’jure, M’sieur l’Juge, j’voulais pas y marcher, dans c’te combine. Et les copains, ils m’ont écouté. J’suis l’plus ancien, c’est normal. Les anciens, on leur doit le respect. Et puis bon, il y a trois ans, c’était un 15 août, juste pendant le week-end, j’sais pas si vous vous souvenez, y a eu un orage terrible, de par chez moi, dans le Loiret, ah ça oui, le tonnerre et des grêlons gros comme le poing, nom de Dieu, on n’avait jamais vu ça, dans le Loiret ! De Beaune-la-Rolande jusqu’à Pithiviers, c’était rien que de la désolation. « La Beauce dévastée », qu’ils ont dit dans les journaux. Les toitures foutues en l’air, les bagnoles avec la carrosserie fracassée, et même deux morts, deux pauvres touristes, rapport à la foudre, un arbre où qu’ils s’étaient abrités dessous ! Et moi, ma maison, elle en avait pris un coup, comme les autres ! Une petite bicoque qu’appartenait à mon vieux, et que j’ai toujours entretenue, c’est mon seul bien. J’suis rien qu’un ouvrier. Alors c’est pas avec mon salaire d’employé communal que j’allais m’en payer une, de nouvelle toiture ! Et les couvreurs, de Pithiviers à Beaune-la-Rolande, ils s’étaient tous donnés le mot pour faire grimper les tarifs. Alors bon, quand Monsieur Louis est revenu nous voir, j’ai fini par dire oui. Pas moyen de faire autrement. Gégé, il rêvait de s’acheter une moto, Mimile, il était dans la dèche, enfin, pas besoin de vous faire un dessin, M’sieur l’Juge ! 500 francs, le pot de 100. C’était pas payé bien lourd, vous croyez pas ? Alors, on a marné comme des dingues. Toutes les nuits. Quitte à y aller, autant pas mégoter. Au début, on a attaqué avec les vieilles concessions, celles qu’arrivaient à expiration. Vous dire que c’était un boulot facile, non, ça, j’dirais pas. D’abord, fallait desceller les… ouais, je sais bien que vous avez les rapports de police, mais alors vous voulez savoir quoi, au juste, M’sieur l’Juge ? Ah bon ? Pour les concessions plus récentes ? Non, non, le prix restait toujours le même. 500 francs le pot de 100. Paraît-il qu’y fallait que les dents, elles soient fraîches. Sinon, elles deviennent toutes sèches et ça vaut plus rien pour s’exercer. C’est juste quand Monsieur Louis nous a parlé des enfants qu’on a commencé à râler. Surtout Frédo, vu qu’il connaissait bien les négociations avec le patronat, après tous ses stages à Force ouvrière. « Les gars, qu’il nous a dit comme ça, Fredo, si la commande évolue, alors les tarifs doivent suivre ! Et toc ! ». Monsieur Louis, il a un peu fait la gueule, mais il a aligné le pognon. Huit cents balles le pot de cent pour les enfants, molaire, canine, incisive ou je sais pas, dent de lait, et tout le tintouin. C’est que les étudiants, il fallait qu’il travaillent avec de la belle dent bien blanche, bien tendre, pour mieux s’exercer, ça je vous le dis, M’sieur l’Juge, j’ai jamais compris pourquoi on n’a pas encore inventé une sorte de dent artificielle pour que les apprentis dentistes ils puissent se faire la main, ça devrait pas être compliqué, à notre époque où on envoie des spoutniks autour de Mars, comme ils l’ont expliqué chez Cavada ! Alors nous on y allait, avec les pinces, et les tenailles, on rigolait pas au début, mais petit à petit on se fait à tout. On s’habitue. C’est comme qui dirait que la première fois vous avez comme l’impression que vous y arriverez jamais, mais en deux trois semaines, le pli est pris, ça devient rien que de la routine. C’est comme le reste. C’est le boulot. C’est rien que le boulot. Faut s’y faire.

Monsieur Louis, il nous payait toujours en liquide, et avec les copains, on avait une caisse commune. C’est ça, la solidarité ouvrière, M’sieur l’Juge. Avec le coup des dents, en trois ans, j’ai presque fini de payer mes traites, pour retaper ma toiture, à Beaune-la-Rolande… Elle est toute jolie, ma petite maison, maintenant. J’ai planté des rosiers, j’ai mis des biches en plastique dans le jardin, avec un faux puits que j’ai bricolé avec des pneus peints en blanc, et voilà, j’étais prêt à partir en retraite chez moi, dans le Loiret. Tous les copains auraient pu venir pour le barbecue, on se serait bien marrés…

C’est foutu, maintenant. C’est nous qu’on va payer. Gégé, Frédo, Mimile et ma pomme. Nous, les ouvriers. Alors que Monsieur Louis et tous les richards qui achetaient nos dents, j’suis sûr qu’on ira jamais leur chercher des poux dans la tête ! Je l’sais bien que j’vais pas y couper, à la taule, j’les ai lus, les journaux – le respect dû aux morts, et tout le tremblement ! Tiens, ça m’fait bien marrer ! – mais j’vais vous dire, moi, M’sieur l’Juge, les morts, y sont morts, ils en ont plus rien à foutre, de leurs dents. Les pissenlits, bien sûr qu’ils les bouffent par la racine, comme dit la Mère Bouche, mais y a même pas besoin de mastiquer, ça s’fait tout seul ! Vous voulez que je vous dise, M’sieur l’Juge, j’ai bien l’impression que je vais y crever, en prison ! C’est pas pour vous apitoyer, que je vous dis ça, c’est rapport à l’expérience. Mon vieux, il y a pas coupé, il y est allé, en taule, en 45 ! Il en est ressorti les pieds devant. Une bagarre avec ses copains de cellule. Et moi, maintenant, c’est à mon tour ! C’est comme qui dirait la fatalité ! Pendant l’Occupation, j’étais tout môme, je crapahutais dans les champs de patates, avec lui. On crevait la dalle, avec les Schleus qui défilaient dans les villages, en chantant heili heilo heila, et tous les bouseux qui planquaient leurs poules en revendant les œufs au marché noir, bien plus cher que moi les dents à Monsieur Louis !

Et pourquoi qu’il y est allé en taule, M’sieur l’Juge, mon vieux ? À cause du camp ! C’était presque un cimetière, tiens ça pourrait se comparer, vu qu’les gens qu’on a mis là-dedans, on les a jamais revus… ni eux, ni leurs dents ! Des enfants, surtout, c’étaient surtout des enfants, qu’ils amenaient, à Beaune-la-Rolande, les Boches ! Des petits youpins. Avec leurs mères, mais pas toujours. Mon vieux, il avait entendu dire que les youpines, elles planquaient leurs bijoux dans les… les fosses à merde que les Boches avaient creusées… enfin, les Boches, moi j’me souviens bien d’avoir jamais vu un Boche, dans le camp ! C’était rien que des gendarmes français ! Mais bref, dans les villages, tout autour du camp, ça a commencé à faire jaser, cette histoire de bijoux des youpins, dans les fosses à merde…

Alors forcément, quand les Boches ont embarqué les youpins, quand le camp a été fermé, y a des tas de gens qui sont allés fouiller la merde, pour chercher les bijoux, la joncaille ! Et mon vieux, il était du lot. Et moi, avec lui. Je l’ai accompagné. Ah, ça puait, ça puait, mais paraît-il qu’y aurait des gens qu’auraient fait du bénéfice, avec ça. À la Libération, y a eu les FFI qu’ont voulu faire la loi. C’était l’heure des règlements de comptes, et mon vieux, il a passé à la casserole ! Crac, il en est pas revenu. Et voilà que ça m’arrive, à moi aussi, maintenant. Où qu’elle est la justice, là-dedans ? On n’est rien que des ouvriers, nous autres, on se débrouille comme on peut.

Hein ? Comment ? Faut que je signe ? Bon, vous voyez, j’vous ai pas mis des bâtons dans les roues, M’sieur l’Juge, j’vous ai tout dit. Allez, je le signe, votre papier. Essayez d’expliquer à vos copains qu’ça servirait pas à grand-chose d’emmerder un retraité à cause d’une histoire de dents, hein ? J’peux compter sur vous M’sieur l’Juge ? Merci d’avance. Là ? À la dernière ligne ? Je dois mettre la date, aussi ? Bon, comme vous voulez…

Nouvelle parue dans Libération du 20 juillet 1998. Reprise dans 813 n°107 (avril 2010), dans la cadre d’un hommage à l’auteur.