Deuxième roman publié de Thierry Jonquet, mais troisième opus écrit par ses soins, Du passé faisons table rase n’est pas un roman sur le Parti communiste, ni même sur le passé pour le moins trouble de son secrétaire général d’alors, Georges Marchais, mais un roman contre le PCF, contre sa politique, ses dirigeants, ses mensonges. C’est une machine de guerre, clairement destinée à nuire à un ennemi bien précis, et dont l’avertissement feint de donner a contrario la règle du jeu : « La calomnie est un art. Ne le pratique pas qui veut. Il faut apprendre. » Le jeune maître Jonquet (il n’a à sa parution que 28 ans) en donne ici une leçon tout simplement magistrale. Certains feraient bien d’en prendre de la graine.
Alors que ses deux premiers textes, Mémoire en cage et Le Bal des débris, s’inspiraient peu ou prou de ses expériences professionnelles, notamment dans le domaine médico-hospitalier, Du passé est bien le roman vengeur d’un militant trotskiste convaincu, un vrai règlement de comptes politiques — le seul de ses livres à avoir cette couleur et ce parti pris —, ce qui n’en diminue en rien la prouesse littéraire mais en fait un cas d’espèce dans le paysage du roman noir contemporain. Une singularité qui vaudra contrat moral avec beaucoup de ses futurs lecteurs : ils sauront désormais que ce romancier raconte — et avec quel talent ! — des histoires, mais ne badine pas avec l’Histoire, encore moins avec la mémoire des victimes de celle-ci. Un contrat qu’il ne reniera jamais.
On a peine à décrire aujourd’hui le paysage politique de ce début des années 1980, et le culot inouï qu’y représente la publication de ce bâton de dynamite : quand le roman sort en librairie, en novembre 1982 (c’est le numéro 14 de la géniale collection « Sanguine » dirigée par Patrick Mosconi chez Albin-Michel), la gauche est au pouvoir et les communistes au gouvernement. Plus de 20 % des électeurs votent encore pour un PC qui vient de justifier l’intervention soviétique en Afghanistan, juge « globalement positif » le bilan de l’URSS, et tourne à peine la page de sa répugnante campagne nationaliste intitulée « Fabriquons français », campagne que le Front national — autre ennemi durable de l’auteur — reprendra bientôt à sa façon. Autrement dit, les trotskistes de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire), dont le jeune Thierry Jonquet était alors, espéraient un nouveau Front populaire avec l’élection de Mitterrand et voient s’installer aux commandes, outre les tristes énarques du PS, des staliniens honnis et leur bonhomie satisfaite. C’est insupportable. Et pas seulement pour les militants de IVe Internationale.
En effet, bien que sévèrement entamé, le magistère moral du « parti des fusillés », comme il s’est lui-même surnommé, reste d’autant plus pesant trente-cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale que ce parti est dirigé par un homme qui ment effrontément sur son passé pendant l’occupation. Oui, pendant que les maquisards, FTP et autres, affrontaient courageusement la Milice et la Gestapo, que les commandos de la MOI (Main-d’œuvre immigrée) tombaient au champ d’honneur ou sous la torture, que la police française participait à l’extermination des juifs, Georges Marchais, devançant l’appel du STO (Service du travail obligatoire), travaillait pour l’occupant, dans les ateliers de l’avionneur Messerschmitt !
A l’époque, le scandale a déjà été dénoncé, notamment par certaines grandes figures de la Résistance, au sein même du parti, mais les faits, établis, restent niés par l’intéressé. Et silence dans les rangs. C’est insupportable, je vous dis. Il faut faire cesser cela, porter l’estocade au cœur du mensonge, lui faire rendre gorge. Comment ? En mêlant les armes de la fiction à celles de la vérité historique, pardi. Or, pour reprendre les mots de Jonquet lui-même, « l’avantage du roman noir, je l’ai déjà souligné, c’est qu’il donne toujours des claques ». Celui-là sera un coup de massue. Et de génie. Son premier grand livre.
Le futur auteur de Rouge, c’est la vie imagine un récit diabolique, étayé par une documentation irrécusable — une façon de travailler qui ne le quittera plus. En judoka accompli, et en ironiste magnifique, il retourne la violence du mensonge de ses ennemis contre eux-mêmes, de telle façon que les dénégations de René Castel (alias Marchais) deviennent des preuves supplémentaires de son ignominie ; le titre, tiré d’un vers de L’Internationale, hymne de tous les partis communistes sur la planète, est un splendide chiffon rouge agité sous les cornes des traîtres à la classe ouvrière. Et pour signer ce joyau d’agit’prop, Jonquet se cache, pied de nez sublime, derrière le pseudonyme-boomerang de Ramon Mercader, du nom de l’assassin de Trotski : l’homme qui troua le front de l’ancien chef de l’Armée rouge avec un pic à glace, sur ordre express de Staline. Retour à l’envoyeur ! Le brulôt est ainsi composé, scandé par des meurtres sanglants et des vers d’Aragon, le poète officiel qui soutient toujours Moscou. C’est une merveille de méchanceté, de drôlerie, un sommet inégalé dans l’art de la vacherie. Car le ridicule tue. Chacun sait ça. A bon entendeur !
Point d’orgue de la revanche politico-littéraire, le mot même de communiste, ce mot que les trotskistes estimaient à juste titre dévoyé par les staliniens, ne qualifie pas une seule fois le parti du même nom dans les pages du roman.
Acte d’un indéniable courage (Jonquet savait ce que c’était que de se faire casser la gueule par les nervis du PC…), et preuve de la force de la littérature, la publication de Du passé faisons table rase suscitera la colère et la honte des « camarades », ravira durablement les ennemis du mensonge historique, et fera de son auteur un écrivain redouté, et vite repéré par la critique comme par le public. Il dévoilera par la suite son identité réelle, et entrera peu après à la « Série noire ».
Manchette lui consacrera une chronique enthousiaste et juste, saluant la « sauvagerie vengeresse du documentaire ». Le livre sera réédité deux fois par Hervé Delouche et votre serviteur, aux éditions Dagorno en 1994, puis dans la collection « Babel noir », chez Actes Sud, en 1998. Il est aujourd’hui disponible en « Folio Policiers ». Même bourrée de piment rouge, la vengeance est un plat qui se mange froid. Bon appétit.